Salaire aléatoire, assistance médicale inexistante… Loin du rêve doré, des milliers de joueurs professionnels du continent africain font face à des conditions matérielles précaires.
Au Gabon, Georges Ambourouet n’est pas n’importe qui. Ce défenseur de 31 ans, qui a porté le maillot des Panthères à près de soixante reprises depuis sa première sélection, en 2003, et effectué une grande partie de sa carrière en Europe (France, Macédoine, Roumanie, Albanie), est revenu dans son pays en 2013 après un court crochet par le Maroc. Depuis qu’il écume de nouveau la Ligue 1 gabonaise, le joueur – actuellement sous contrat avec Lozo Sport Lastourville – a vu son nombre de matches professionnels augmenter au même rythme que son compte en banque se vidait.
« Le Gabon est l’un des pays du continent où la situation des footballeurs professionnels est la plus dégradée », se lamente Stéphane Burchkalter, le secrétaire général de la division Afrique de la Fédération internationale des associations de footballeurs professionnels (Fifpro). « Il y a de gros problèmes enRD Congo, au Cameroun et en Côte d’Ivoire, notamment », ajoute-t‑il.
Omerta sur les conditions de travail
Des milliers de joueurs sont concernés par ces conditions de travail souvent compliquées, parfois infernales, et contre lesquelles se bat comme il peut le syndicat qui défend leurs intérêts. Rares sont ceux qui osent prendre ouvertement la parole. Dans l’imaginaire collectif, le footballeur professionnel gagne (très) bien sa vie et bénéficie de multiples avantages qui ne l’autorisent pas à se plaindre.
C’est pourtant une tout autre histoire que raconte un rapport – le premier du genre – rendu public fin 2016 par la Fifpro, qui compile les témoignages de joueurs africains bien décidés à briser l’omerta. Plusieurs centaines ont répondu aux questions du syndicat, et le constat est implacable : plus de la moitié ont expliqué avoir été confrontés, lors des deux dernières années, à des retards dans le versement de leur salaire. Beaucoup sont privés de congés payés, d’assistance médicale en cas de blessure et leur statut – quand ils en ont un – demeure flou.
Salaire virtuel
Lorsqu’il rentre au Gabon, en 2013, Georges Ambourouet a le secret espoir de repartir rapidement jouer en Europe. Depuis, il navigue entre fatalisme et colère. « Après mon retour, j’ai évolué au FC 105, à Mounana, à Missiles FC, au FC Akanda et à Lozo Sport. À ce jour, je cumule l’équivalent de vingt-deux mois de salaire impayés [onze à Akanda, cinq au FC 105, quatre au CF Mounana, deux à Missiles], sachant que je vais devoir faire une croix sur la quasi-totalité de ces sommes », explique l’international, qui a découvert à ses dépens qu’au Gabon, un footballeur professionnel est presque un bénévole.
« On a un salaire, mais il est souvent virtuel, se désole-t‑il. À Lozo Sport, je gagne autour de 500 euros par mois, mais au moins je suis payé, alors que, dans les autres clubs, on l’est de temps en temps. On a juste le droit de se taire, et quand on ose se plaindre on nous menace. Un de mes anciens coéquipiers a un jour voulu porter plainte contre son club. On le lui a déconseillé, en lui expliquant que son père, fonctionnaire, pourrait perdre son emploi. Heureusement que nous avons un syndicat [l’Association nationale des footballeurs professionnels du Gabon, présidée par l’international Rémy Ebanega] qui défend nos intérêts. Des joueurs comme Pierre-Emerick Aubameyang, Mario Lemina ou Didier Ovono, qui en sont membres, nous soutiennent. C’est important, mais au quotidien cette situation est usante. »
• 8,3 % des joueurs africains ont déjà été approchés au moins une fois pour arranger un match
• 15 % des joueurs africains n’ont pas de contrat écrit
• 73,2 % des joueurs africains touchent moins de 1 000 dollars par mois
• 95,6 % des joueurs gabonais ont connu ou connaissent des retards dans le versement des salaires
*Source : rapport Fifpro
Grâce aux salaires perçus en Europe (« 4 000 à 5 000 euros par mois »), Ambourouet a réussi à s’en sortir moins mal que d’autres. « Mais les économies, quand rien ne rentre, ça part vite, résume ce père de quatre enfants. Au FC Akanda, j’avais en théorie un salaire mensuel de 1 200 euros. Notre situation est devenue difficile. Au début, on réduit certaines dépenses – les loisirs, les vêtements, les transports… –, mais plus les économies fondent, plus on est obligé de faire attention à tout. »
À commencer par la nourriture. Chez les Ambourouet, les parents se sacrifient pour que les enfants mangent à leur faim. « Avec ma femme, il nous arrivait souvent de ne manger que deux fois par jour. Des repas bourratifs, pas forcément équilibrés ni très variés », explique-t‑il. Alors qu’un de ses enfants était malade, Ambourouet n’avait pas de quoi l’amener chez le médecin. « Dans ces cas-là, tu espères que la fièvre va retomber… »
Privations
Ces problèmes matériels créent des tensions dans beaucoup de foyers. « Ma femme ne travaille pas. On vivait donc sur mes économies et sur les emprunts que j’ai contractés. À la maison, parfois, c’était chaud. Ma femme pensait que je touchais mon salaire mais que j’allais le dépenser ailleurs. » Les footballeurs gabonais peuvent parfois compter sur la solidarité du cercle familial ou amical, mais plusieurs d’entre eux ont été expulsés de leur logement faute de pouvoir acquitter leur loyer.
« Certains joueurs étrangers se retrouvent dans une incroyable galère financière et matérielle, et il leur est difficile de faire venir de l’argent de leur pays, souvent parce que leur famille n’en a pas les moyens », témoigne Franck Obambou, défenseur du Stade Mandji, qui a participé à la CAN 2017 avec les Panthères. Au FC Akanda, lui aussi a connu les mois qui défilent sans que le moindre franc CFA ne lui soit versé. « En théorie, j’étais censé toucher 800 euros par mois. Il m’a fallu compter sur l’aide de ma famille pour payer mon loyer [300 euros] et pour faire deux repas par jour. Le plus souvent, un sandwich le matin et une bouillie ou du riz le soir. Pas idéal pour un sportif… »
Le ventre à moitié plein, Obambou a également été touché au plus profond de lui. « Ma femme était étudiante en Afrique du Sud. Elle était enceinte et, comme je n’avais pas d’argent, j’ai dû attendre plusieurs mois avant de pouvoir enfin voir mon fils. Quand je rencontrais le président du FC Akanda, il était impossible de dialoguer. Un jour, avec quelques joueurs, nous avons décidé d’aller lui rendre visite chez lui. Mais il a refusé de nous parler et a déposé une plainte pour violation de domicile ! »
Soupçons de détournements de fonds
Au Gabon, où le football professionnel est subventionné par l’État, la grande majorité des clubs ne versent pas les salaires à échéance. « Ici, tout le monde dit que l’argent est détourné. Quand nous venons réclamer nos salaires, les dirigeants nous sortent des excuses bidon. Ils croient que les joueurs leur appartiennent et qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent avec nous », s’indigne Ambourouet. Une impasse qui semble tout de même avoir convaincu l’État gabonais de s’intéresser d’un peu plus près à la destination des fonds. « C’est une nécessité si l’on veut que la situation s’améliore », note Stéphane Burchkalter.
Plus au sud, à Brazzaville, Cédric Kalombo Diba savoure le bonheur simple d’être payé chaque mois par le Cara, un des meilleurs clubs de la République du Congo. Un salaire d’environ 300 000 F CFA (460 euros), rehaussé par des primes et quelques avantages en nature. Diba avait fini par se lasser de la précarité qui caractérisait son quotidien de footballeur professionnel en RD Congo, son pays natal : que ce soit au FC Renaissance, à l’AS Dragons ou au FC Tornado, l’attaquant n’avait cessé de courir après les sommes qui lui étaient dues.
« Parfois, j’attendais trois ou quatre mois pour percevoir mon salaire. Quant aux primes, on les touchait de temps en temps. La seule solution, c’était d’emprunter. Mais cela n’est pas toujours suffisant. » Régulièrement, Diba devait sauter les repas pour permettre à sa femme et à sa fille, âgée de six ans, de manger à leur faim. « On fait l’effort d’aller s’entraîner, même s’il m’arrivait, faute de pouvoir me payer un taxi, d’y renoncer. Les clubs ne respectent pas leurs engagements. Les contrats qu’ils font signer aux joueurs manquent de clarté, ce dont les clubs abusent. »
L’impossible grève
Poussés à bout, les joueurs congolais privés de revenus réguliers ont plusieurs fois envisagé de faire grève. « C’est très mal vu par les présidents, qui parfois menacent, rappelant qu’ils ont du pouvoir, dont celui de porter atteinte à la carrière du joueur », poursuit Diba. En Côte d’Ivoire, où le statut des footballeurs est lui aussi ponctuellement bafoué, toute forme de rébellion est mal perçue.
« Je cumulais des mois de salaire en retard, ainsi que des primes de victoire de la saison précédente. Quand on va réclamer son dû, on se fait traiter de syndicaliste, ou bien on est accusé de vouloir pourrir la vie du groupe », explique un sportif ivoirien sous couvert d’anonymat. « Moi, j’ai été contraint de renouveler mon contrat sous la pression des dirigeants, ce qui a freiné ma carrière. J’ai perdu du temps, et des portes se sont fermées. On considère les joueurs comme des moins que rien… »
Signal d’alarme sur la situation des joueurs professionnels africains
« La situation est très préoccupante en Afrique francophone, où les dirigeants sont moins ouverts au dialogue », constate Stéphane Burchkalter, secrétaire général de la division africaine de la Fédération internationale des associations de footballeurs professionnels (Fifpro). « Il faut que les fédérations et les ligues soient davantage impliquées à nos côtés pour lutter contre ces pratiques. »
La Fifpro demande que les joueurs professionnels africains bénéficient de contrats standards répondant aux directives de la Fifa, d’une prise en charge médicale digne de ce nom, d’une assurance collective permettant aux joueurs grièvement blessés de toucher un capital – « car certains se retrouvent à la rue, obligés de mettre un terme à leur carrière faute de soins » –, d’un fonds de pension pour leur retraite et de salaires versés par virement bancaire et non en liquide. « La CAF a les moyens de faire pression sur les mauvais élèves, notamment en les privant de compétitions continentales », rappelle Burchkalter. « La situation n’est pas catastrophique partout, il y a des clubs qui respectent les joueurs. Mais, dans trop de pays, elle est franchement inquiétante. »